Pourquoi généraliser une panification en deux étapes ?

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Par Christian Rémésy

Pendant longtemps, il a semblé évident de faire du pain en mélangeant ses quatre ingrédients constitutifs : la farine, l’eau, le sel et le ferment. D’ailleurs cette façon de procéder est souvent mise en avant pour souligner la simplicité et la beauté du processus de panification qui aboutit à un aliment quasi universel à partir d’ingrédients élémentaires. A y regarder de plus près, la situation est un peu plus complexe, puisque la plupart des farines ne sont pas natives, soit qu’elles soient additionnées de gluten et d’enzymes, ou  plus encore qu’elles soient enrichies en acide ascorbique, en lécithine de soja, en farine malté, voire en d’autres ingrédients. Autrement dit la panification moderne a perdu de sa simplicité biblique, mais surtout, elle est seulement adaptée aux farines blanches.

Or pour améliorer la valeur nutritionnelle du pain ; il est nécessaire d’utiliser d’autres ingrédients que la farine blanche, dépourvue des trois quarts des fibres, des minéraux et des vitamines présents dans le grain de blé. A cette fin, on pourrait penser qu’il suffit d’utiliser des farines plus complètes, c’est en partie vrai et vous savez à quel point j’ai milité depuis plus de 20 ans pour la généralisation des farines de type 80. Entre parenthèse, même si je n’ai pas été totalement écouté, j’observe que la couleur de la mie des pains français a bronzé et qu’en moyenne le type de farine utilisé dépasse sensiblement  le type  65. Pour aller au-delà du type 80, il faut utiliser beaucoup de son et même s’il est micronisé, cela pénalise la panification. En fait pour incorporer des sons ou toutes sortes de graines riches en fibres, il faut faire subir à ces ingrédients une maturation enzymatique qui nécessite une hydratation très élevée (de plus de 100%), donc différente de celle du pain. C’est  pour cette raison, qu’il est nécessaire de procéder à une panification en deux étapes, l’étape d’hydratation des ingrédients riches en fibres et l’étape de la panification finale avec la farine blanche pour assembler le tout  et assurer l’alvéolage final de la mie.

En fait il existe deux procédés d’hydratation : un simple trempage des graines, ou le recours à une bouillie fermentée au levain. L’hydratation des graines  amorce le processus de germination. La durée de trempage nécessaire peut dépendre de la nature et de la taille des graines, de leur vitesse de germination. Je vous en parlerai dans une prochaine tribune. Aujourd’hui je voudrai traiter du  broyage des graines, puis de la réalisation d’une bouillie ensemencée avec un pour cent de levain. Ce procédé est sûrement vieux comme le monde. On sait en effet que nos ancêtres écrasaient un ensemble de graines entre deux pierres et réalisaient des bouillies fermentées par le microbiote environnant. Nos très lointains parents du néolithique ne risquaient pas de bonifier leur bouillie ancestrale par la farine de blé qu’ils n’avaient pas encore appris à cultiver, au mieux ils la transformaient en galettes. Par contre la boulangerie moderne a cru pouvoir se dispenser de ces bouillies au caractère primitif, or elles sont indispensables pour améliorer la valeur nutritionnelle du pain.

Comment fermenter les graines sous forme de bouillie

Il faut bien sûr les transformer en farine assez grossière et une mouture fraîche avec un petit moulin de pierres peut suffire. A l’exception des graines oléagineuses (tournesol, lin, sésame, chanvre,   courge), et des  toutes petites graines (amarante, pavot, chia…), toutes les graines de céréales (blé, seigle, triticale, avoine, maïs, millet, sorgho, riz…), de pseudo céréales  (quinoa, sarrasin), de légumineuses (pois chiches, pois, soja dé pelliculé, lentilles, haricots , lupins …) peuvent être écrasées et fermentées en bouillie par du levain, ce qui prévient tout risque de développement d’une flore pathogène.

Ces bouillies de graines fermentées au levain sont le siège d’une transformation enzymatique extraordinaire, du fait de la diversité des enzymes végétales en action (amylases, protéases, phytases, hémicellulases, lipases …) de la forte hydratation du  milieu (de 150 à 200 %),  de l’acidification due aux bactéries lactiques hétéro fermentaires et d’une possible longue durée d’incubation (de 15 à 24 heures selon la température). L’idéal est de  panifier, avec la farine blanche,  la bouillie  lorsque son pH est  proche de 4, 4 (il existe des pH mètres de marque Testo très faciles d’utilisation).

Dans tous les cas, la bouillie fermentée peut servir de levain pour la panification, mais la vitesse de pointage peut être contrôlée en ajoutant de la levure (2 à 5g /kg de farine blanche) dans l’étape finale de panification . Une partie de l’eau est apportée par la bouillie, il faut seulement apporter l’eau manquante au frasage et le sel  (12 g par kg de farine). Je fais toujours les mêmes recommandations sur la quasi suppression du pétrissage si on respecte un temps de latence suffisant après le frasage, lui-même réduit au maximum.

Ces bouillies de composition très variable peuvent être à l’origine d’une très grande diversité de pains, mais il ne faut pas s’y perdre et  je voudrai évoquer avec vous les principaux types de  pains à développer. Faites le choix de développer un petit nombre de produits, quitte à en changer régulièrement.

1 les pains au son fermenté 300 pour cent d’hydratation, 5 pour cent de levain par rapport aux quantités de son utilisées, environ 24 heures de fermentation.. L’enrichissement en son de la farine blanche peut aller jusqu’à 20% , mais une teneur de 10% semble suffisante pour réaliser des pains semi complets et moelleux.

2 les pains aux céréales intégrales broyées ou en flocon, hydratées à 150 pour cent, fermentées avec un pour cent de levain durant 18 à 24 heures.

Type de pains possibles  pour 20 pour cent de graines en moyenne dans 80 % de farine de blé T65. Pain au blé bio issu de cylindre type B1, (si possible en mettant en exergue une variété ou une origine particulière). Pains aux blés anciens (bio) moulus à la meule de pierre. Pain au grain d’épeautre. Pain de seigle. Pain aux flocons d’avoine. Pain au sarrasin. Pain  multicéréales ( par exemple : seigle, avoine, millet, quinoa, sarrasin).

3 Les pains aux farines de légumineuses  Teneur de légumes secs  moyenne recommandée : 7, 5 pour cent de la farine blanche. Addition  dans la bouillie d’un peu de farine de blé pour favoriser le développement du levain. Hydratation à 200 pour cent, fermentation environ 18 h  avec un pour cent de levain. Exemples de pains : Pain à la farine de pois chiche. Pain au trio de lentilles. Pain aux légumineuses ( ex. pois, pois chiches, lentilles, soja dé pelliculé, lupin).

4 Les pains aux graines complémentaires

Principe ; bouillie de graines diverses et de son, assurant un complément nutritionnel fermenté (CNF) pour addition à la farine blanche. Très grande diversité possible de formulation en associant une dizaine de graines, en céréales, pseudocéréales, légumineuses, oléagineuses et graines aromatiques. Teneur moyenne recommandée en graines de 5 à 10 pour cent de la farine.

5 Le granipain

Teneur en graines totales portée à 20 pour cent de la farine et diversité d’une vingtaine de graines sous forme de céréales et pseudo céréales, de légumineuses, de graines oléagineuses et aromatiques.

En conclusion, il est clair que la boulangerie va écrire une nouvelle page de sa longue histoire. Nos ancêtres nous ont ouvert la voie avec leurs bouillies primitives de graines et leur pain galette. Ensuite malgré beaucoup de vicissitudes, la boulangerie a fini par focaliser son art principalement sur la seule farine de blé. Faut dire que les tentatives, au cours des siècles précédents, de produire du pain  avec d’autres ingrédients que les farines de blé et de seigle ne furent pas particulièrement réussies. La nouveauté est qu’on sait maintenant le faire grâce à une technique très simple de levain liquide. Cette panification en deux étapes permet également de cumuler les avantages respectifs du levain et de la levure. Et la farine de blé dans tout cela joue un rôle essentiel de liant pour une grande diversité de graines disponibles, à priori non panifiables. Le pain galette ancestral est apparu avant le blé. La culture du blé a soutenu la civilisation du pain  jusqu’à mettre  en danger l’avenir de cet aliment. Grâce à la panification en deux étapes, cette céréale retrouve sa fonction primordiale. Le pain de  demain sera un pain qui assemble une grande diversité de graines et qui nourrira mieux l’humanité. A vous d’être les fers de lance de cette formidable aventure.