Les chemins du pain… par Amandio PIMENTA

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A 56 ans, j’ai été confronté à un sentiment effroyable de frustration venant de toute notre filière.

Pendant de nombreuses années, j’ai eu le sentiment d’être mis volontairement dans l’ignorance d’un élément technique essentiel à la bonne pratique de mon métier. De cette faute ont découlé de nombreuses conséquences sur la perte de qualité nutritionnelle du pain pendant des années, et sa baisse de consommation, ainsi que la baisse d’influence et d’importance économique et sociétale de la boulangerie artisanale…

A ce jour, tous les fondamentaux économiques de l’artisanat boulanger français indépendant sont impactés par cette défaillance. Ce manquement est issu aussi du contenu et de la faiblesse de nos référentiels de formation dans le domaine de l’enseignement de la technologie boulangère.

Je m’explique : en 1974 au CFA du Moulin Rabaud à Limoges j’ai eu l’honneur d’être l’élève d’un très grand formateur Monsieur GUITTET. Cet homme était sorti major de sa promotion de l’école des grands moulins de Paris dans les années 1970 à 1973. A ce titre il avait une expertise technologique incontestable, et la transmettait en cours à ses élèves. Un des principes qu’il enseignait était que le gluten ne s’altérait qu’à des températures supérieures à 35 degrés. Au passage, il est important de souligner que cette information n’est répertoriée dans aucun livre de technologie boulangère couramment utilisé aujourd’hui en matière de formation. C’est inacceptable, pour les spécialistes du pain que nous sommes censés être !

Pendant des années, une question m’a obsédé régulièrement. Si le gluten s’altère à des températures supérieures à 35 degrés, comment se fait-il qu’en panification nous devions pour le pain blanc respecter des températures de pâte inférieure à 25 degrés. Ce n’était pas logique, dans la mesure où le seul élément qui pouvait dans mon esprit poser problème c’était le gluten, par le maintien ou non de ses capacités d’extensibilité … Jamais personne n’a pu ou voulu m’éclairer sur ce sujet malgré mon questionnement, meuniers, marchands d’ingrédients, formateurs, MOF (avant que je le sois moi-même) et autres scientifiques de la filière…

Ce n’est que 40 ans plus tard, lors d’un échange avec Christian REMESY ancien Directeur de recherche en nutrition humaine à l’INRA de Clermont Ferrand, lors du voyage à un congrès des ambassadeurs du pain sur le thème du levain en Suisse en 2014 que j’ai découvert par mon propre raisonnement la réponse.

Ce qui empêche le boulanger d’aller à des températures supérieures à 25 degrés pour le pain blanc, ce sont tous les additifs et en particulier certaines enzymes rajoutées pour le froid. Ces intrants contrarient le comportement du gluten dès que la pâte dépasse 25 degrés … Lorsque nous prenons des farines natures ou natives nous ne sommes plus soumis à cette contrainte, ou obligation technique, et pouvons aller avec les pates au moins à 35 degrés sans nuire au développement et volume du produit !

Un de mes motifs de réflexion sur le sujet était l’observation. Effectivement, lorsque vous regardez des photographies sur le pain avant la guerre 39-45 et juste après, ou des cartes postales anciennes, à l’époque il n’y avait pas de refroidisseur d’eau. En été les pâtes dépassaient obligatoirement 23 ou 24 degrés, pourtant le pain est très beau et malgré le peu de pétrissage en première vitesse ou le pétrissage à la main. Il a un très bon volume, alors que les W était inférieurs à 70 ou 80 et les P/L sont bien en dessous de 0,5. J’ai un grand respect pour toute la filière, mais celle-ci n’a pas été transparente et m’a abusé, pendant la plus grande partie de ma carrière, comme beaucoup de mes confrères !

Pourquoi ce petit focus stratégique, technique, historique et pédagogique ? Parce que ce péché originel en quelque sorte va orienter notre façon de faire et de commercer le pain pendant plusieurs décennies depuis les années 70. Va influer sur sa place dans l’alimentation, sa valeur nutritionnelle, sa baisse régulière de quantité de consommation par jour et par habitant, va influer également sur le développement de plusieurs modes d’exploitation dans l’artisanat lui-même, mais aussi sur l’industrie, les GMS, les points chauds des années 1990, les chaînes dont on voit les ravages actuellement en termes de loyauté de concurrence… Imaginons un instant que nous ayons eut cette information dès le début de ce « glissement ».

Nous serions pour beaucoup d’entre nous restés dès le départ dans le pain aliment nutritionnel de qualité, et non sur le pain « produit » chargé de calories vides, d’additifs divers, de gluten rajouter, dont la valeur alimentaire est de nos jours contestée par de nombreux nutritionnistes…

Le cours de notre histoire économique dans l’artisanat boulanger indépendant en aurait été changé.

Un seul exemple, sans un cahier des charges très lourd en composants d’additifs et d’enzymes diverses, le développement déloyal des chaines de boulangerie qui devient exponentiel n’aurait pas eu lieu de la façon à laquelle nous sommes confrontés actuellement… Si globalement la densité nutritionnelle du pain est si basse de nos jours, c’est parce que nous sommes sortis de notre mission nourricière en termes d’apports de nutriments et de naturalité dans le pain. Toute la filière à sa part de responsabilité, et nous professionnels devons réagir…

Heureusement depuis les années 2000, une reconquête se fait jour, Christian REMESY, les Ambassadeurs du pain, la MAF avec le prix « gout et santé », et d’autres acteurs associatifs ou individuels dont votre serviteur, redonnent les lettres de noblesses au pain aliment chargé de plaisir et de nutriments.

Mieux que cela, dans un monde où l’on mangera de moins en moins de protéines animales, le monde des céréales associer aux légumineuses peut et va prendre une place considérable, le pain en particulier, comme aliment central et essentiel à la vie…
Il est possible aujourd’hui en associant les céréales aux légumineuses d’avoir des qualités de protéines de grande valeur par l’apport complémentaire entres autres de tous les acides aminés essentiels aux différents processus métaboliques des protéines… (Les Ambassadeurs du pain vont sortir un ouvrage de recettes en octobre sur ce sujet)

Une voie royale pour le renouveau du pain et de l’artisanat boulanger est en train de naitre, je vous encourage à vous y intéresser et à la développée. D’autant que sur le plan technique et organisationnel en production tous les freins sont levés.
Par la connaissance technique, la qualité des matières premières, l’optimisation des procédés de fabrication, il est aujourd’hui possible de se passer de tous les additifs et enzymes quels qu’ils soient. Le tout en étant plus respectueux de la planète et de son environnement. Mieux encore cela peut se faire en améliorant la performance économique, le confort de vie au travail et sans remettre en cause l’organisation de sa vie personnelle en matière de temps libre, c’est même un avantage de ce point de vue…

Amandio Pimenta, M.O.F
Amandio PIMENTA